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Tag - Silvia Merler

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mercredi 20 juin 2018

Démographie et croissance à long terme

« Les économistes se sont penchés sur les relations entre démographie et croissance à long terme, dans le contexte de l’hypothèse de la stagnation séculaire. Nous passons en revue les récentes contributions sur ce sujet.

Cooley et Henrikson affirment que les facteurs démographiques ne peuvent pas expliquer entièrement le ralentissement à long terme de la croissance, mais qu’ils y contribuent certainement. Le changement démographique est persistant et prévisible. Dans la plupart des pays développés, l’âge moyen va s’accroître et l’espérance de vie va sûrement s’allonger. Cela peut avoir d’importantes conséquences pour la croissance économique à long terme. Les politiques économiques qui cherchent à atténuer les effets du vieillissement sur la croissance à long terme vont avoir à inciter davantage les ménages à offrir davantage de capital et de travail au cours de leur cycle de vie, en particulier leur offre de travail en fin de vie active.

Dans un entretien en podcast, Hal Varian dit que si la technologie ne peut pas stimuler davantage la productivité, alors nous avons un réel problème. Dans trente ans, la main-d’œuvre mondiale ne ressemblera plus à celle d’aujourd’hui, comme la population en âge de travail dans plusieurs pays, en particulier dans les pays développés, commence à décliner. Alors que certains travailleurs craignent aujourd’hui de perdre leur emploi à cause de la technologie, les économistes se demandent si cette dernière va suffisamment stimuler la productivité pour compenser les effets du vieillissement sur celle-ci ; c’est ce qu’on appelle le "paradoxe de la productivité". Varian pense qu’il y a trois forces à l’œuvre. L’une d’entre elles est le manque d’investissement au sortir de la Grande Récession, comme les entreprises ont été lentes à retrouver leurs niveaux d’investissement d’avant-crise. La deuxième force a été la diffusion de la technologie, l’écart croissant entre certaines des entreprises les plus avancées et les entreprises les moins avancées. Et troisièmement, les indicateurs existants ont du mal à saisir la nouvelle économie. Varian croit que la démographie est importante, en particulier maintenant que les générations du baby boom, qui constituaient l’essentiel de la main-d’œuvre des années soixante-dix aux années quatre-vingt-dix, partent à la retraite, mais vont continuer à consommer.

Ferrero, Gross et Neri pensent que la démographie importe pour la stagnation séculaire et les faibles taux d’intérêt. Ils développent un modèle dynamique de panel pour les pays de la zone euro et réalisent une analyse contrefactuelle du passé en imaginant ce qui se serait passé si les ratios de dépendance avaient été plus favorables entre 2006 et 2015 qu’ils ne l’ont été. De plus, ils présentent aussi une évaluation contrefactuelle des performances futures, en supposant que les ratios de dépendance varient en lien avec les projections assez adverses de la Commission européenne, avec des hypothèses plus favorables pour la période 2016-2025. Dans les deux cas, les projections contrefactuelles suggèrent un rôle économiquement et statistiquement pertinent pour la démographie. Les taux d’intérêt auraient été plus élevés et la croissance économique plus forte sous des hypothèses favorables. En ce qui concerne l’évaluation des performances futures, les taux d’intérêt resteraient à des niveaux relativement faibles sous l’hypothèse que la démographie évolue comme le prévoit la Commission européenne et ne s’accroîtrait visiblement que sous des hypothèses optimistes pour les ratios de dépendance.

L’étude antérieure de Gottfries et Teulings a avancé que la démographie a joué un rôle important dans la réduction des taux d’intérêt. La hausse de l’espérance de vie, qui n’a pas été compensée par une hausse de l’âge de départ à la retraite, a entraîné un accroissement du stock d’épargne. Celui-ci va se traduire par des hausses de prix pour les actifs dont l’offre est fixe (comme l’immobilier) plutôt que par un supplément de capital. Les remèdes potentiels pour absorber l’épargne supplémentaire sont le recul de l’âge de départ à la retraite et une extension des systèmes par répartition. De même, Aksoy, Basso, Grasl et Smith estiment que le vieillissement démographique prévu pour les prochaines décennies devrait grandement contribuer à réduire la croissance de la production et des taux d’intérêt réels dans les pays de l’OCDE.

Mais ce n’est pas une conclusion qui fait consensus. Une étude antérieure de Favero et Galasso affirme que les tendances démographiques en Europe ne soutiennent pas empiriquement l’hypothèse de stagnation séculaire. Leurs données suggèrent que la structure en âge de la population génère moins de croissance à long terme, mais des taux réels positifs. Les politiques pour la croissance deviennent très importantes. Ils évaluent la pertinence de la structure démographique pour le choix entre ajustements macroéconomiques et réformes structurelles et ils montrent que les personnes d’âge intermédiaire et les personnes âgées ont une vision plus négative des réformes, de la compétitivité et de la mondialisation que les jeunes. Leurs résultats suggèrent que les vieux pays (ceux dont les personnes âgées représentent une part importante de la population) doivent davantage se tourner vers les ajustements macroéconomiques, tandis que les jeunes nations soutiennent davantage les réformes structurelles.

Cervellati, Sunde et Zimmermann adoptent une perspective mondiale, de long terme sur les récents débats à propos de la stagnation séculaire, qui se sont jusqu’à présent focalisés sur le court terme. L’analyse est motivée par l’observation des interactions entre dynamique économique et transition démographique qui sont survenues ces 150 dernières années dans le monde développé. Dans la mesure où les taux de croissance élevés par le passé ont en partie résulté de changements singuliers qui se sont produits durant la transition économique et démographique, la croissance est susceptible de s’affaiblir une fois que la transition sera achevée. Parallèlement, une transition similaire est sur la voie dans la plupart des pays en développement, avec de profondes conséquences pour les perspectives de développement dans ces pays, mais aussi pour le développement comparatif mondial. Les preuves empiriques qui sont mises en avant suggèrent que les dynamiques démographiques de long terme ont potentiellement d’importantes implications pour les perspectives d’accumulation du capital humain et physique, l’évolution de la productivité et la question de la stagnation séculaire.

Adair Turner affirme que la tendance baissière du taux de fertilité américain que l’on observe actuellement serait embêtante si une forte croissance et la confiance économique nécessitaient une main-d’œuvre plus importante, mais les études parviennent difficilement à trouver une corrélation entre fécondité et résultats économiques et les Etats-Unis n’ont pas à s’inquiéter. Comme les gens vivent plus longtemps et, en l’occurrence, plus longtemps avec une bonne santé, les âges de départ à la retraite peuvent et doivent être repoussés. Et avec la perspective d’une ample automatisation, qui menace d’entraîner une croissance à faible salaire et d’alimenter les inégalités, une expansion de la population active n’est ni nécessaire, ni bénéfique, et une légère contraction de l’offre de travailleurs peut créer des incitations à améliorer la production et soutenir la croissance du salaire réel. »

Silvia Merler, « Demographics and long run growth », in Bruegel (blog), 18 juin 2018. Traduit par Martin Anota

samedi 9 juin 2018

La crise italienne

« Les élections italiennes ont eu des difficultés à produire un gouvernement. Alors que le pays va vers l’une des plus graves crises constitutionnelles de son histoire, nous passons en revue les récents commentaires que l'on a pu entendre sur ce sujet.

Ferdinando Giugliano note comment le Président italien a été présenté comme un ennemi de la démocratie après avoir refusé d’accepter un eurosceptique comme ministre des Finances, alors que les partis contestataires que sont la Ligue et le M5S (…) ont été salués comme les défenseurs de la volonté du peuple. Plus la querelle dure, plus il paraît manifeste que les populistes se livrent à des manœuvres politiciennes. Les populistes prétendent faire de la politique différemment, mais leurs manœuvres montrent que ce n’est pas le cas. Et celles-ci ne sont pas sans nuire au pays.

Ashoka Mody note dans Bloomberg que le Président Mattarella a sapé l’euro. En rejetant le choix d’une coalition élue par le peuple, il peut très bien avoir déclenché une crise financière d’où il sera difficile de sortir et qui peut mettre en péril tout le projet européen. Sans aucun doute, Savona a été un choix rude : le "plan B" qu’il a proposé dans le cas d’une sortie de la zone euro était irréalisable et alarmant et aurait ainsi très certainement fait du mal à l’Italie. Mais Mody pense qu’au-delà de sa rhétorique absurde, la coalition M5S-Ligue fait certaines propositions sensées et qu’au lieu de donner aux eurosceptiques l’opportunité de composer avec les complexités de l’exercice du pouvoir, Mattarella cherche à établir un autre gouvernement technocratique. En essayant de préserver l’orthodoxie européenne, cela peut déchainer des forces destructrices qui ne peuvent être contrôlées.

Jakob Funk Kirkegaard pense aussi que Mattarella a placé l’Italie sur une trajectoire de confrontation politique aussi bien au niveau domestique qu’avec les marchés financiers et le reste de l’Europe. L’Europe a déjà été sur cette trajectoire par le passé : avec la Grèce à l’été 2015. Mais tout comme le Premier Ministre Alexis Tsipras a indiqué qu’il n’était pas contre l’euro lors du référendum du 5 juillet 2015 qui a demandé au peuple si la Grèce devait accepter les conditions du renflouement par la Troïka, aujourd’hui les dirigeants des deux principaux partis italiens, Matteo Salvini de la Ligue et Louigi Di Maio du M5S, vont certainement dire qu’ils ne s’opposent pas au maintien de l’Italie dans la zone euro. Ils vont probablement lancer une autre compagne électorale en Italie pour savoir si l’Italie doit "tenir tête à l’Allemagne et à Bruxelles" pour étendre la souveraineté de l’Italie et sa capacité à décider de ses propres affaires budgétaires et économiques. Une autre victoire pour les deux partis serait dangereuse et elle serait interprétée dans le reste de la zone euro comme signalant que "les Italiens veulent partir" de la zone euro, tout comme ce fut le cas de la Grèce après le référendum de juillet 2015. La meilleure chose pour l’Allemagne, l’Italie et l’Europe serait qu’en juin les dirigeants européens acceptent d’accroître communément le contrôle aux frontières européennes et l’acceptation des réfugiés en consacrant plus de ressources à cette question qui préoccupe tant en Italie et dans le reste du continent.

Jean Pisani-Ferry pense que Mattarella a tracé une ligne séparant les choix constitutionnels des choix politiques. Dans sa logique, les décisions politiques peuvent être prises librement par un gouvernement réunissant une majorité parlementaire et le Président n’a pas le droit de remettre en cause de telles décisions. Les choix constitutionnels, à l’inverse, nécessitent un type différent de procédure de prise de décision qui assure que les électeurs soient adéquatement informés des possibles conséquences de leur décision. Cela soulève deux questions. Premièrement, quelles sont exactement les questions constitutionnelles ? En Europe, l’appartenance à l’UE fait partie de la loi fondamentale de plusieurs pays. Deuxièmement, quel type de procédures doit s’appliquer à des choix vraiment constitutionnels ? La plupart des pays n’ont pas d’article dans leur propre constitution qui définisse comment mettre un terme à l’appartenance à l’UE ou à la zone euro. Aussi longtemps que l’appartenance à l’UE et à la zone euro fait l’objet d’un large consensus, ces distinctions n’étaient des questions dignes d’intérêt que pour les experts juridiques. Ce n’est plus le cas et le débat les concernant ne risque pas de s’arrêter prochainement. Il est donc temps de faire de la distinction entre engagements européens authentiquement constitutionnels et ceux qui ne le sont pas une partie explicite de l’ordre politique de nos pays.

Daniel Gros se demande qui a perdu l’Italie. La majorité de la population a aujourd’hui une mauvaise opinion de l’UE, ce qui constitue un renversement complet par rapport au début de l’euro, quand le pays voyait la nouvelle devise comme un remède pour ses propres problèmes économiques, en l’occurrence une forte inflation (et des taux d’intérêt élevés). Les politiciens populistes affirment que les règles du Pacte de Stabilité et de Croissance ne leur permettent pas de stimuler la demande et l’emploi. Mais cela ne démontre pas que l’appartenance à la zone euro explique les mauvaises performances économiques de l’Italie : l’Espagne, le Portugal et l’Irlande, qui ont aussi dû réduire leurs déficits dans l’adversité, connaissent une plus forte reprise que l’Italie. Gros en conclut que les racines de la crise actuelle sont domestiques ; elles ont peu à voir avec les règles budgétaire ou l’absence de partage des risques au niveau européen. La faible croissance de l’Italie depuis le tournant du siècle ne s’explique pas par l’investissement, l’éducation ou des indicateurs de libéralisation des marches ; le seul domaine dans lequel la performance relative de l’Italie s’est détériorée depuis 1999-2000 est la qualité dans la gouvernance du pays. L’euro est devenu un bouc-émissaire et cela fait obstacle aux réformes nécessaires. (...)

Harold James écrit dans Project Syndicate que la colation M5S-Ligue joue la stratégie du fou. Cette dernière repose tout d’abord sur la capacité de générer une incertitude suffisamment forte pour nuire aux autres pays. Deuxièmement, son gouvernement doit être capable de convaincre tout le monde que ce sont les électeurs qui l'appellent à prendre des décisions "folles". Dans le cas de l’Italie, les populistes ont capitalisé sur le désenchantement des électeurs envers un parti de centre-gauche dont l’orientation pro-européenne a échoué à délivrer des résultats. Troisièmement, il doit y avoir une division claire entre les "faucons" et les "colombes" dans le gouvernement du fou. Dans le cas de la coalition M5S-Ligue, un faucon était nécessaire comme contrepoids au président pro-européen Sergio Mattarella. Cela pourquoi les populistes ont choisi Paolo Savona comme Ministre de l’Economie et des Finances. Quand Mattarella a rejeté la nomination, la coalition a quitté les discussions, précipitant la crise actuelle. Finalement, pour réussir, un gouvernement fou doit avoir un plan de guerre plausible pour provoquer une perturbation générale. Par exemple la coalition M5S-Liguea suggéré qu’elle pourrait émettre une devise parallèle, ce qui donna davantage de crédibilité à sa menace de poursuivre une expansion budgétaire en violation des règles de l’UE. Dénoncer les dangers de la stratégie du fou ne suffira pas pour la battre. Les électeurs doivent aussi être convaincus que de meilleures alternatives sont possibles et que l’intégration européenne peut encore sauvegarder leurs intérêts. Au cours des prochains mois, avant que se tiennent les prochaines élections en Italie et les européennes en mai 2019, les dirigeants européens vont avoir du temps (mais pas beaucoup) pour montrer que l’intégration européenne n’est pas synonyme de paralysie politique et de stagnation économique.

Selon Olivier Blanchard, Silvia Merler et Jeromin Zettelmeyer, la composition de la coalition à venir et son accord pour gouverner ne permettent pas d’imaginer une séquence politique qui ne se solde pas par une collision avec les marchés financiers et l’Union européenne. L’ampleur du creusement du déficit qui résulterait de l’adoption des mesures annoncées va probablement violer toutes les règles budgétaires domestiques et européennes et placer la dette publique sur une trajectoire insoutenable. Pour sortir de la trajectoire de collision, il faudrait que soit la Ligue, soit le M5S recule, or il y a peu de chances qu’un des deux partis le fasse volontairement. Par conséquent, un scénario dans lequel le gouvernement corrige la trajectoire avant que la situation s’envenime apparaît improbable. Un scénario dans lequel l’Italie perd l’accès aux marchés, ne parvient pas à négocier avec les autorités européennes et opte pour la sortie de la zone euro est tout à fait imaginable, mais il reste toutefois peu probable, dans la mesure où le gouvernement peut finir par reprendre ses esprits et où il peut faire face à des contraintes constitutionnelles ou politiques. »

Silvia Merler, « The Italian crisis », in Bruegel (blog), 4 juin 2018. Traduit par Martin Anota

samedi 26 mai 2018

La science économique a-t-elle échoué ?

En janvier 2018, la Oxford Review of Economic Policy a publié un numéro édité par David Vines et Samuel Wills qui est dédié au projet de reconstruire la théorie macroéconomique. (…) Le numéro bénéficie notamment des contributions d’Olivier Blanchard, de Simon Wren-Lewis, de Joseph Stiglitz, de Paul Krugman et de Ricardo Reis. Elle a déclenché un débat qui est toujours en cours et que nous allons passer en revue.

Martin Sandbu a affirmé que la science économique peut être plus ouverte sans pour autant perdre en rigueur. L’approche autour de la modélisation DSGE peut être suffisamment assouplie pour qu’elle permette d’élargir l’éventail d’hypothèses à propos des comportements microéconomiques et l’éventail de relations macroéconomiques auxquels ceux-ci donnent lieu. Mais le pluralisme va conduire inévitablement à de nouveaux désaccords sur les hypothèses microéconomiques que l’on peut qualifier d’ad hoc et celles que l’on peut considérer comme fondées. Mais un pluralisme intégré dans un cadre commun est préférable à un "pluralisme par juxtaposition", où des approches méthodologiques fondamentalement différentes ne cherchent absolument pas à dialoguer les unes avec les autres.

Martin Wolf a écrit dans le Financial Times que les véritables tests pour l’économie consistent à savoir si ses adeptes comprennent ce qui peut mal tourner dans l’économie et comment y remédier. Quand la crise financière a éclaté en 2007, elle a surpris une bonne partie de la profession, si bien qu’elle a échoué au premier de ces tests. Elle s’est révélée plus efficace au deuxième test, mais elle nécessite néanmoins d’être reconstruite.

L’analyse de la théorie macroéconomique fondamentale suggère une ignorance substantielle du fonctionnement de nos économies. Nous pouvons ne jamais comprendre comment de tels systèmes complexes fonctionnent vraiment. Cela ne signifie pas qu’il est inutile d’améliorer notre compréhension. Mais, en pratique, il peut être justifié de se focaliser sur deux autres tâches : la première consiste à rendre l’économie plus résistante aux conséquences des euphories et aux paniques ; la seconde consiste à la guérir aussi rapidement que possible. Dans les deux cas, nous devons poursuivre notre réflexion.

Ferdinando Giugliano affirme que nous devons lutter contre la fausse économie. Les critiques auxquels les universitaires ont fait face depuis la crise ont aussi ouvert la porte à des vues économiques alternatives qui ont peu ou aucun de fondement académique. Plusieurs économistes qui colportent des théories hautement non conventionnelles s’en tirent sans aucune forme d’examen. La discipline est bien plus ouverte à une variété de vues que ses critiques le concèdent, mais cela signifie les soumettre à un degré de rigueur pour lequel la plupart de ces dissidents ne sont pas préparés.

Les médias peuvent jouer un meilleur rôle en distinguant entre les théories économiques qui ont été essayées et testés et les spéculations avec peu de fondement académique. Cependant, les économistes orthodoxes doivent aussi en faire beaucoup plus pour défendre leur profession dans le débat public. Ils doivent faire attention à ce que les théories universitaires peuvent et ne peuvent pas dire et, surtout, les économistes orthodoxes doivent continuer d’améliorer leur discipline de façon à regagner la confiance du public.

Peter Doyle est aussi en désaccord avec Martin Wolf. Il pense que les efforts de reconstruction que Wolf salue n’ont, même il y a une décennie, apporté aucun changement substantiel à l’état de savoir de la profession, ni apporté aucune véritable lumière sur la genèse de la crise. Le problème mis en lumière par la crise n’est pas, selon Doyle, que la science doit être reconstruite. Les professionnels qui l’utilisent proprement, bien qu’ils soient peu, ont mis en avant les risques sous-jacents bien en avance, mais ils ont été ignorés (…). En fait, le problème était et est toujours comment la science est utilisée par ceux qui jouent un rôle éminent dans l’arène mondiale. (...)

Lajor Bokros répond à Martin Wolf dans le Financial Times en affirmant que nous ne devrions pas faire porter le blâme sur la science si les politiciens n’apprennent pas. La plus grande erreur est probablement que la macroéconomie orthodoxe ne fasse pas clairement savoir que les crises sont absolument inévitables. La question, par conséquent, n’est alors pas comment empêcher une crise, mais plus modestement : comment ralentir l’accumulation de bulles d’investissement alimentées par une croissance insoutenable du crédit et de la dette et comment atténuer les conséquences négatives économique, financière et sociales après le déclenchement de la crise. C’est là où les gouvernements ont un rôle important à jouer dans l’économie de marché capitaliste et c’est là où plusieurs gouvernements ont échoué misérablement il y a une décennie.

Sur le Financial Times se déroule actuellement un débat sur le sujet, un débat qui a commencé avec une discussion entre Tom Clark et Chris Giles. Tom Clark pense que l’économie a échoué et que l’essentiel du travail des économistes est en vérité simplement de l’arithmétique sociale dans laquelle le raisonnement économique colore un peu (ou par moments déforme) l’interprétation. L’économie contemporaine saisit le monde comme une série de déviations par rapport à une vision irréaliste de marchés omniprésents et parfaits. Le vieux paradigme cadre toujours les prescriptions en matière de politique économique, mais dans un monde de flux, où les fortunes sont façonnées par des processus dynamiques comme l’invention et la guerre, l’économie est entraînée par une quête d’équilibres stables.

Chris Giles pense que l’économie n’a pas échoué et que, aussi longtemps que vous ne vous attendez pas à de la divination, elle se révèle remarquablement efficace. L’économie consiste fondamentalement à étudier comment le monde fonctionne et comment le rendre meilleur. Les bons économistes n’affirment pas être capables de prédire le futur ou répondre à toutes les questions avec précision, mais ils peuvent utiliser une variété d’outils, de données et de théories pour offrir un aperçu et améliorer notre compréhension des choses. L’économie apprend de ses erreurs, bien qu’il y ait beaucoup de mauvaise économie : la pensée aléatoire, que ce soit celle des économistes orthodoxes qui sont accrochés rigidement à une école de pensée et les prétendus hétérodoxes qui font exactement la même chose, mais avec un autre ensemble de théories rigides. (...)

The Economist (…) a publié une série de trois articles critiques. Le premier affirme que plusieurs résultats en microéconomie sont fragiles et qu’à la lumière du fait que l’économie jouisse d’une plus grande influence sur la politique que d’autres sciences sociales, alerter sur les défauts des travaux publiés ne mène pas forcément au nihilisme, mais il serait sage de se montrer sceptique face à tout résultat pris isolément. Un autre article affirme que les économistes comprennent peu les causes de la croissance, alors même que l’économie de la croissance doit être centrale à la discipline, en raison de l’impact que la croissance peut avoir sur les niveaux de vie des gens. Les questions que cela pose sont objectivement difficiles et les réponses reposent davantage dans l’histoire et la politique que dans d’élégantes équations, mais tant que les économistes n’auront pas su donner de meilleures réponses dans ce domaine, ils n’auront pas gagné le droit à la confiance. Le dernier article affirme que les économistes ne parviennent pas non plus à comprendre vraiment les cycles d’affaires et que la macroéconomie doit s’attaquer à ses problèmes méthodologiques si elle espère maintenir son influence et limiter les dommages provoqués par la prochaine crise.

Howard Reed pense que nous devons (…) tout d’abord, (…) accepter l’idée qu’il n’est pas possible d’offrir une analyse de l’économie qui soit détachée de toute valeur. Deuxièmement, l’analyse doit se fonder sur le comportement des êtres humains que nous observons, plutôt que sur ce que l’économie néoclassique considère être le comportement que devrait adopter « un agent économique (ou une entreprise) rationnel ». Troisièmement, nous devons mettre la vie bonne au centre de l’analyse, plutôt que de privilégier les domaines qui sont les plus faciles à analyser via les mathématiques linéaires de la fin du dix-neuvième siècle. Le progrès technique et les relations de pouvoir entre les entreprises, les travailleurs et les gouvernements doivent être au cœur du discours et de la recherche économiques. Enfin, la science économique doit être pluraliste. Au cours du dernier demi-siècle, l’économie néoclassique a graduellement colonisé d’autres sciences sociales comme la sociologie et la science politique. Il est temps que ce processus s’inverse de façon à ce qu’il y ait des échanges dans les deux sens et un échange de connaissance mutuellement bénéfique entre les disciplines.

Noah Smith a férocement réfuté sur Twitter les propos de The Economist aussi bien que la réponse de Reed, en affirmant que la plupart des critiques de l’économie sont enlisées dans le passé. Les attaques basiques contiennent une part de vérité, mais désormais les lacunes qu’elles évoquent sont bien connues. Plusieurs allégations semblent obsolètes. Par exemple, Reed prétend que les économistes "célèbrent un culte" au "temple" des modèles classiques comme la théorie de l’équilibre générale telle qu’elle a été développée par Kenneth Arrow et Gerard Debreu et que la théorie du consommateur souvent "ne dit rien du tout".

Smith pense que Reed se trompe sur l’état de la profession et ne semble pas comprendre ce que les économistes modernes font pour vivre. L’idée semble être que les économistes s’engagent principalement dans une entreprise déductive, prodiguant une haute théorie venant de monts olympiens, mais la plupart des économistes parcourent des montagnes de données, s’échinent à glaner les faits à propos du fonctionnement réel du monde. La critique standard que The Economist porte sur la profession des économistes n’est pas juste fastidieuse et erronée dans ses détails ; ce que la revue pense sur ce que devrait être le devenir de la science économique est sapé par une image déformée de ce qu’est la profession aujourd’hui.

Simon Wren-Lewis avance trois raisons pour expliquer le flot ininterrompu de critiques que Noah Smith a identifiés, mais il affirme que l’économie est aussi une cible facile parce que elle a été historiquement très insulaire et, par conséquent, assez différente des autres sciences sociales. Wren-Lewis pense que cela est dû au fait que presque toute l’économie peut être dérivée des axiomes basiques du choix rationnel, tandis qu’il n’y a rien qui se rapproche d’un tel arbre déductif dans les autres sciences sociales. Les limites de ce qui peut être fait avec quelques axiomes à propos des choix rationnels ont mené ces dernières années l’économie à devenir de plus en plus empiriques et à s’écarter de cette théorie déductive, mais elle garde de cette insularité une regrettable gueule de bois. Comme discipline, l’économie montre peu d’intérêt à l’idée de communiquer son savoir fondamental à d’autres, que ce soit dans le monde universitaire ou avec le monde extérieur. Cette épidémie d’articles à propos de l’échec de l’économie reflète en partie cet échec de communication. Surtout, des événements comme le Brexit et ou l’élection de Trump sont un signal d’alarme signifiant aux économistes, en tant que collectif, doivent faire mieux lorsqu’ils communiquent les intuitions fondamentales de l’économie. »

Silvia Merler, « Did economics fail? », in Bruegel (blog), 7 mai 2018. Traduit par Martin Anota

mercredi 18 avril 2018

Les banques centrales à l’âge du populisme

« Les élections de ces deux dernières années ont montré que nous vivons dans une époque où le populisme politique et économique joue un rôle important. Quelles en sont les conséquences pour les banques centrales ? Nous passons en revue les commentaires sur la question (…).

Charles Goodhart et Rosa Lastra (…) affirment que le consensus qui a entouré l’indépendance des banques centrales dans la mise en œuvre d’une politique monétaire visant à promouvoir la seule stabilité des prix a été remis en cause dans le sillage de la crise financière mondiale, avec l’essor du populisme d’un côté et l’élargissement des mandats des banques centrales de l’autre. Après avoir considéré les arguments économiques en faveur de l’indépendance aussi bien que l’existence d’effets en termes de distribution, de direction et de durée, leur article examine différentes dimensions du débat sur la façon par laquelle le populisme (ou simplement le mécontentement général suscité par l’idée de statu quo) affecte l’indépendance de la banque centrale. Même s’il est possible (mais incertain) que la politique monétaire puisse continuer à être opérée de façon indépendante, Goodhart et Lastra estiment qu’il est possible que l’effacement de l’indépendance des banques centrales dans le champ de la stabilité financière remette aussi en question leur indépendance plus générale. Il est par conséquent selon eux important d’avoir en place des mécanismes adéquats pour « garder les gardiens » de la stabilité monétaire et financière.

Dani Rodrik écrit que le populisme dans le domaine économique est certes pratiquement toujours nocif, mais que le populisme économique peut être parfois justifié ; c’est par exemple le cas lorsqu’il remet en question la focalisation excessive des banques centrales indépendantes sur le maintien de l’inflation à un faible niveau. Une partie du contrecoup populiste que l’on observe aujourd’hui découle de la croyance, pas totalement injustifiée, que la délégation à des agences autonomes ou la conformité à des règles ne servent pas la société, mais seulement une caste minoritaire d’"insiders". Des banques centrales indépendantes ont joué un rôle crucial dans la réduction de l’inflation dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Mais dans l’actuel environnement marqué par une faible inflation, leur focalisation excessive sur la stabilité des prix crée un biais déflationniste et s’avère en tension avec l’emploi et la croissance économique. Rodrik affirme que dans de tels cas, il est raisonnable de relâcher les contraintes pesant sur la politique économique et de réintroduire du pouvoir aux gouvernements élus dans l’élaboration de la politique économique. (…)

Lucrezia Reichlin a affirmé l’année dernière qu’avec l’essor des mouvements populistes, leurs reproches quant aux autorités monétaires indépendantes peuvent désormais modifier la relation entre banques centrales, Trésors et législateurs. L’éventail des critiques à l’encontre des banques centrales proviennent à la fois de la gauche et de la droite et certaines d’entre elles rejoignent une crainte que nourrissent certains économistes conservateurs, celle selon laquelle les banques centrales auraient joué un rôle excessif dans la gestion de l’économie depuis la crise financière de 2008. Mais alors que les populistes tendent à appeler à réduire l’indépendance politique et opérationnelle des banques centrales et à élargir leur mandat, les économistes conservateurs veulent l’inverse. Reichlin pense que les solutions populistes sont peut-être ne pas être adaptées, mais que les problèmes que les populistes ont identifiés en ce qui concernent les banques centrales sont réels. Si nous croyons que les banques centrales doivent être protégées des interférences politiques de court terme lorsqu’elles poursuivent des objectifs de politique monétaire, cela nous amène à mettre en place des réformes qui vont permettre une coordination démocratiquement responsable (accountable) entre les autorités monétaires, budgétaires et financières.

Jacqueline Best affirme que de la politique doit être ramenée dans la politique monétaire. Bien que l’exceptionnalisme technocratique est tentant, en particulier face à la menace d’une démocratie illibérale, il est également dangereux, dans la mesure où il réduit la responsabilité (accountability) sans même parvenir à dégager entièrement la politique de la politique monétaire. Cette déconnexion avec le public alimente au final le genre de contrecoup populiste que le monde a récemment connu, en politisant davantage la politique monétaire avec potentiellement des conséquences très désastreuses. C’est le paradoxe de la crédibilité de la politique monétaire : bien que la théorie économique prétende que la crédibilité monétaire et la faible inflation dépendent du retrait du politique, au final, dans une société démocratique, la crédibilité dépend aussi de la légitimité du système monétaire et de ses institutions à mettre en œuvre des politiques qui marchent.

Edward Hadas affirme que les autorités monétaires s’appuient sur un modèle dangereusement simpliste de la réalité et qu’elles ont besoin d’une approche plus humble et plus réaliste. Pour l’heure, cette révolte n’est pas allée loin, même si Narendra Modi, le premier ministre populiste indien, a ignoré la banque centrale indienne lorsqu’il retira sans prévenir tous les billets à haute valeur faciale de la circulation. Mais Hadas affirme que les banquiers dans le reste du monde ne doivent pas avoir l’esprit tranquille ; leur position politique est fragile, dans la mesure où non seulement elles n’ont pas pu empêcher une crise mondiale en 2008, mais aussi où elles ont présidé une décennie de médiocre croissance économique. Une partie du problème, affirme Hadas, est que les autorités monétaires sont focalisées sur le contrôle du taux de l’inflation des prix à la consommation et qu’elles affirment être apolitiques et au-dessus de la mêlée financière. Mais ces idées simplistes ne produisent pas de bonnes politiques. Les autorités monétaires doivent, selon Hadas, abandonner leurs fantaisies, rechercher à atteindre plusieurs objectifs, notamment chercher à limiter la volatilité des prix d’actifs, veiller à la santé du système financier, ramener les taux de change à des valeurs justes, soutenir la croissance économique et stimuler la création de l’emploi, tout en acceptant un surcroît de supervision politique. »

Silvia Merler, « Central banks in the age of populism », in Bruegel (blog), 19 mars 2018. Traduit par Martin Anota

mardi 3 avril 2018

Le discours présidentiel de Friedman, 50 ans après

« En mars 1968, l’article “The role of monetary policy” de Milton Friedman (reprenant son allocution présidentielle à l’American Economic Association) a été publié dans l’American Economic Review.. Cinquante ans après, les économistes se penchent à nouveau sur ce célèbre article.

Gregory Mankiw et Ricardo Reis soulignent que les anticipations, le long terme, la courbe de Phillips et les potentiel et limites de la politique monétaire sont toujours des sujets de recherche très actifs. Dans un futur proche, il se pourrait que la faible croissance économique que l’on a connue depuis la récession de 2008-2009 amène à un réexamen de l’hypothèse du taux de chômage naturel de Friedman. A ce point, l’explication la plus simple est que cette stagnation est due à un ralentissement de la productivité qui n’est pas lié au cycle d’affaires. Il se peut aussi, cependant, que cette faible croissance contredise la vision classique du long terme de Friedman, que ce soit via les effets d’hystérèse ou via l’insuffisance chronique de demande globale. De futurs travaux peuvent très bien confirmer la vision de Friedman et se tourner vers la formation des anticipations pour une meilleure compréhension de la courbe de Phillips, visant à un meilleur modèle de référence de ce qui pourrait remplacer tant les anticipations adaptatives que les anticipations rationnelles. Mankiw et Reis affirment que le rôle de la politique monétaire évolue actuellement et s’est éloigné des sujets que Friedman a développés dans son allocution présidentielle. L’avenir promet des progrès dans quatre domaines : l’interaction entre les politiques budgétaire et monétaire, le rôle des réserves bancaires, les taux d’intérêt proches de zéro et la stabilité financière.

Olivier Blanchard s’est demandé si nous devons rejeter l’hypothèse de taux de chômage naturel. L’hypothèse a certes été controversée à l’époque, mais elle a vite été acceptée par une majorité et constitue le paradigme dominant en macroéconomie depuis lors. Elle est partie intégrante dans la réflexion et les modèles utilisés par les banques centrales et elle fonde le cadre du ciblage d’inflation qu’utilisent la plupart des banques centrales aujourd’hui. Récemment, la crise financière mondiale et la récession qui en a résulté ont alimenté les débats autour du réalisme de cette hypothèse, et ce pour deux raisons. Premièrement, le niveau de la production apparaît avoir été irrévocablement affecté par la crise et la récession qui l’a suivie. Deuxièmement, à l’inverse de l’hypothèse accélérationniste, un chômage élevé n’entraîne pas une inflation de plus en plus faible, mais juste une inflation faible. Blanchard considère les preuves macroéconomiques et microéconomiques comme suggestives, mais pas concluantes, pour rejeter l’hypothèse du taux naturel. Les décideurs politiques doivent garder l’hypothèse de taux naturel comme leur hypothèse nulle, mais aussi garder l’esprit ouvert et considérer des alternatives.

Robert Hall et Thomas Sargent affirment que l’effet de court terme de l’allocution a été d’inciter beaucoup à vérifier l’affirmation de Friedman selon laquelle non seulement l’inflation anticipée importe pour l’inflation courante, elle importe aussi point par point dans la détermination de l’inflation courante. Dans la version alors existante de la courbe de Phillips, comme Friedman l’a souligné, la courbe de Phillips de long terme est devenue verticale et le taux de chômage (…) reste insensible aux choix de la banque centrale en matière d’inflation. A plus long terme, l’hypothèse de Friedman d’un déplacement point par point de la courbe de Phillips a été acceptée par de plus en plus d’économistes. L’idée plus générale que les variables réelles telles que le chômage, l’emploi et la production sont insensibles au régime monétaire commença à être acceptée et cette idée s’est généralisée au point de remplacer le concept de neutralité monétaire. Hall et Sargent croient que le principal message de Friedman, en l’occurrence l’hypothèse d’invariance à propos des résultats de long terme, a prévalu au cours du dernier demi-siècle parce qu’elle était confortée par des preuves relatives à plusieurs économies sur plusieurs années. Les travaux ultérieurs ont modifié les idées de Friedman relatives aux effets transitoires et n’ont pas été cléments avec la courbe de Phillips, mais Hall et Sargent affirment que l’hypothèse d’invariance a tenu bien, même si la courbe de Phillips n’a gardé la même place en tant qu’équation structurelle dans les modèles macroéconomiques.

John Cochrane a publié un long billet discutant de la contribution de Friedman, qui selon lui aurait pu avoir pour sous-titre « neutralité et non-neutralité » : la politique monétaire est neutre à long terme, mais pas à court terme. Mais ce que Friedman, l’empiriste, aurait dit aujourd’hui, après avoir vu le comportement sauvage de la vélocité de la monnaie lors des années 1980 et la stabilité surprenant de l’inflation à la borne zéro dans nos rétroviseurs ? Que penserait-il de l’idée de John Taylor selon laquelle varier les taux d’intérêt plus amplement que l’inflation, tout en restant dans le cadre qu’il posa, stabilise le niveau des prix en théorie et, apparemment, dans la pratique des années 1980 ? Cochrane pense que, malgré les événements ultérieurs, la conception de Friedman de la politique monétaire a eu une influence durable, même bien davantage que sa conception de la courbe de Phillips. L’idée selon laquelle les banques centrales sont toutes-puissantes, non seulement pour contrôler l’inflation, mais aussi en tant que principal instrument de gestion macroéconomique, est commune aujourd’hui, mais Friedman nous rappelle qu’elle ne l’a pas toujours été. Aujourd’hui, la Fed est créditée ou accusée d’être la principale cause derrière les variations des taux d’intérêt à long terme, des taux de change, des cours boursiers, des prix des matières premières et des prix de l’immobilier ; en outre, certains à l’intérieur et à l’extérieur de la Fed commencent à observer le taux d’activité, les inégalités et d’autres maux. (…) Cochrane pense que nous devrions prendre du recul et prendre comprendre que la Fed est bien moins puissante que ne le suggèrent tous ces commentaires.

Edward Nelson discute de sept erreurs commises à propos de l’article de Friedman : (1) "The Role of Monetary Policy" n’aurait pas été la première déclaration publique où Friedman a évoqué l’hypothèse du taux naturel ; (2) la courbe de Phillips à la Friedman-Phelps aurait déjà été présente dans l’analyse de Samuelson et Solow (1960) ; (3) la spécification de la courbe de Phillips de Friedman se baserait sur la concurrence parfaite et non sur les rigidités nominales ; (4) Le récit que Friedman (1968) a fait de la politique monétaire lors de la Grande Dépression contredirait celui de l’Histoire monétaire ; (5) Friedman (1968) aurait déclaré qu’une expansion monétaire maintiendrait le taux de chômage et le taux d’intérêt réel sous leurs taux naturels au cours des deux décennies suivantes ; (6) la borne inférieure zéro sur les taux d’intérêt nominaux invaliderait l’hypothèse de taux naturel ; (7) ce qu’a dit Friedman (1968) sur l’ancrage du taux d’intérêt aurait été réfuté par la révolution des anticipations rationnelles. Nelson explique pourquoi ces idées sont fausses et infère les aspects clés de l’analyse sous-jacente de Friedman (1968).

Scott Sumner attire l’attention sur la deuxième note de base de page dans l’article de Friedman de 1968, où il croit y voir Friedman anticiper les raisons pour lesquelles les cibles d’inflation ou du PIB nominal peuvent être supérieurs au ciblage de la monnaie. Sumner a publié un autre billet où il explique pourquoi remplacer le ciblage d’inflation par le ciblage du PIB nominal résoudrait de nombreux problèmes. La relation empirique que Friedman s’est rompue une décennie après la publication de son article : les récessions n’ont plus été précédées par des ralentissements brutaux de la croissance de M2. Sumner affirme que la rupture dans la relation empirique qui a amené Friedman à préconiser le ciblage de l’offre de monnaie contribue à expliquer pourquoi, plus tard dans sa vie, il a soutenu l’approche du ciblage d’inflation de Greenspan : Friedman était un pragmatique, donc lorsque les faits changeaient, il changeait d’avis.

David Glasner note que l’interprétation standard du raisonnement de Friedman est la suivante : puisque les tentatives visant à accroître la production et l’emploi par l’expansion monétaire sont vaines, la meilleure politique qu’une autorité monétaire doit poursuivre doit être une politique stable et prévisible qui maintient l’économie au plus proche de sa trajectoire de croissance optimale à long terme telle qu’elle est déterminée par des facteurs réels. Donc, la meilleure politique consisterait à trouver une règle claire et prévisible pour imposer aux autorités monétaires le comportement qu’elles doivent adopter, pour empêcher qu’une mauvaise gestion monétaire ne devienne par inadvertance une force déstabilisatrice écartant l’économie de sa trajectoire de croissance optimale. Au cours des cinquante ans qui ont suivi l’allocution de Friedman, ce message a été repris par les économistes monétaires et les banques centrales, ce qui a amené à un large consensus en faveur du ciblage d’inflation et, désormais, d’une cible d’inflation annuelle de 2 %. Mais cette interprétation, que Friedman a lui-même fait de son propre raisonnement, ne découle en fait pas de l’idée selon laquelle l’expansion monétaire ne peut affecter la trajectoire de croissance d’équilibre à long terme d’une économie. L’idée de la neutralité monétaire est un pur exercice de statique comparative, qui nous enseigne quelque chose, mais pas autant que Friedman et ses successeurs le pensaient. »

Silvia Merler, « Milton Friedman’s "The role of monetary policy" – 50 years later », in Bruegel (blog), 3 avril 2018. Traduit par Martin Anota



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